lundi 7 mai 2012

PROPHÈTES ET PHILOSOPHES: TABLES




Il s’agit ici de la première partie d’un texte dont la deuxième allait jusqu'à la formation de l'Europe, concernant le parallèle entre la  geste de deux écritures, la philosophie grecque et la composition prophétique de la vieille Bible hébraïque, le rapport du geste de leur composition (très différents) à leur société respective.

TABLE DES MATIÈRES
 
1. LE PROBLÈME DE LA BIBLE HÉBRAÏQUE              
Monothéisme, philosophie et modernité dans l’œuvre de l’Europe. Hébreux et Grecs. La Terre donne, elle n’est pas donnée. La Palestine. Exégèse du Pentateuque: on change de paradigme. La Bible a été écrite à coup de catastrophes. Écritu­re et société. La fin du Monothéisme

2. LA TERRE N'EST PAS UNIVERSELLE, ELLE EST DU CÔTÉ DE BABEL             
La Terre donne des mamifères. La Terre donne les sociétés humaines. La Terre donne le langage. Don: immotivation et au-delà. Babel, châtiment ou splendeur?

De la béné(malé)diction: la maison d'Israël

3. LA MAISON DU PÈRE    
Maison et famille. Maison et bé­nédiction. L'art du jardinier et du berger. La bénédiction des ancêtres. Le tissu des maisons. La béné(malé)diction. Loi et bénédiction. La pensée, bénédiction de l'écriture.

4. LA MONARCHIE DAVIDIQUE: ROI / PROPHÈTE    
La césure de Jg 2. Bénédiction et guerre. La guerre monarchi­que. Les prophètes et la 'politique internationale'. Les prophètes et les rois. Samarie et Juda. 'L'expérience' des prophètes.

De l'Écriture: la séparation de Dieu

5.LE DEUTÉRONOME, SCÈNE-FICTION DE  L'ALLIANCE                     
Une scène discursive. Entre Yahvé et le peuple, Moïse. Les dix Pa­ro­les. Le discours de l'alliance. Le sanc­tuaire unique. Le roi et le pro­phète. La guerre sainte. "Qu'il n'y ait pas de pauvre chez toi". Le pays donné et la bé­nédiction. L'alliance comme scène-fiction ou pensée. Le mono-théisme.
6. LA COMPOSITION DU RÉCIT DE L'HISTOIRE       
Au début du récit, des justes guident un peuple juste. Le livre des Juges ou l'in­fidélité du peuple. Un roi pas comme ceux des nations. La pro­messe à la maison de David. L'infidélité des Rois. La réforme de Josias. L’échec de l'alliance. L'exode de l'Égypte et la traversée du désert. L'al­liance du Sinaï et sa transgression. Les cycles des Pa­triarches (Gn 12-50). Yahvé et les ancêtres. L'origine des nations. L'origine de l'homme-femme. Le grand récit de l'exil. La rédaction sacerdotale. La Thora, le Temple et les Perses. La création de l'uni­vers et le mono-ethno-théisme. La Thora close, et après?

7. LA GESTE QUASI-PHILOSOPHIQUE DES PROPHÈTES HÉBREUX
Exégèse et philosophie: une raison narrative et sociale. Le Geviert heideggérien: la multipli­cité du don dans l'habitation. La sépara­tion technique/éthique. La loi, la mort et le temps. Le désir et le coeur: éthique et droit. Le mélange et la loi de séparation. La nouvelle al­liance (Jérémie). La pensée prophétique: alliance et séparation. Noms et figures du Dieu des Hébreux. Le messianisme de Jésus (Marc): une apoca­lypse juive. Le déplace­ment paulinien: des Juifs aux Nations.

De la philosophie: la définition sépare

8. LA COMPOSITION DU TEXTE DU SAVOIR          
Narratif, discursif et gnoséologique. Le corpus philoso­phique. La po­lis au miroir de la res publica. Définitions et séparations déjà dans la po­lis. La philosophie n'a pas com­mencé à Athènes. Tragédie et éthi­que. La cité-fiction de la Politeia. Les deux mondes. Physis et défini­tion. Les causes re­lient les séparés. Le Dieu est Cause non cau­sée (moteur immo­bile). Récit et gnoséologique, particulier et géné­ral.

9. PHILOSOPHIE ET ENDOGAMIE GRECQUE                        
La catastrophe de la polis. Autarcie, endogamie et dé­finition. Ethno-logisme et universel. Le signe et la question de la séparation entre le discours et la ‘réalité’ qu’il dit. La tradition et la tra­duc­tion de la philosophie. Le christia­nisme: une Bonne Nouvelle uni­verselle à traduire. Aléatoire et nécessité. 

10. PROPHÈTES ET PHILOSOPHES: LE BILAN
Bible, philosophie et décons­truction. 



TABLE BIBLIOGRAPHIQUE


AUBENQUE, P., 1962, Le problème de l'être chez Aristote, P.U.F.
AUSTIN, M. ET VIDAL-NAQUET, P. [1972], Economia e So­ciedade­ na Grécia Antiga, trad. portug. de A. Gon­çalves et A. Nabarrete, ed. 70, 1985
BEAUCHAMP, P., 1969, Création et Séparation, étude exégé­ti­que du chapitre premier de la Génèse, Bibliothèque de Sciences re­ligieuses, Aubier-Montaigne, Cerf, Delachaux et Niestlé, Desclée de Brouwer
IDEM, 1976, L'un et l'autre Testament, 1. Essai de lecture, Seuil
BELO, F., 1974, Lecture matérialiste de l'évangile de Marc, récit, pratique, idéologie, Cerf
IDEM 1984, "Ceci est mon corps. Mais qu'est-ce que peu­vent nos corps?", in Lumière et Vie, 166, dossier Destin du corps, his­toire de salut, pp.67-84
B.J. (Bible de Jérusalem), 1956, La Sainte Bible traduite en français sous la direction de l'Ecole Biblique de Jérusalem, Cerf
BOTTÉRO, J., 19922, Naissance de Dieu, La Bible et l'historien, Gallimard-folio
BURGUIÈRE, A., KLAPISCH-ZUBER, C., SEGALEN, M., ZONA­BEND, F., 1986, Histoire de la Famille, 1, Mondes lointains, Mondes anciens, Armand Colin.
CASSIN, B. (ed.), 1992, Nos Grecs et leurs Modernes, Les stra­tégies contemporaines d'appropriation de l'Antiquité, Seuil
CHOURAQUI, A., 1974, Entête, La Bible traduite et présentée par..., Desclée de Brouwer
Concordance de la Bible de Jérusalem, réalisée à partir de la banque de données bibliques de l'abbaye de Maredsous, 1982, Cerf, Brepols
CRÜSEMANN, F., “Le Pentateuque, une Tora. Prolégomènes à l’interprétation de sa forme finale”, in PURY (ed), 1989, trad. S. Amsler, pp. 339-359
DERRIDA, J., 1972, Marges - De la philosophie, Minuit
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HEIDEGGER, M., 1968, "Ce qui est et comment se détermine la Phusis", Questions II, trad. fr. de F. Fédier, Gallimard [1940/1958]
IDEM, 1958, Essais et Conférences, trad. fr. de A. Préau, Galli­mard [1954]
IDEM, 1959, Qu'appelle-t-on penser?, trad. fr. de A. Becker et G. Granel, P.U.F. [1954]
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LÉVI-STRAUSS, 1948, Les Structures élémentaires de la pa­renté, P.U.F.
PEREIRA, M.-H. R., 1987, Platão, A República, introd., trad. notas de, Gulbenkian
PETERS, F.E., 1967, Greek Philosophical Terms, A Historical Lexicon, New York University Press (trad. port. de B.R.Barbosa)
Profetismo, Colectânea de estudos, 1985 (Prophetisme, col­lec­tion d'études), traduction en portugais par G. Korndörfer et W. O. Schlupp, ed. Sinodal, Brésil de textes de BERGER, P., 1963, ASR, BÜ­BER, M., 1964, Schriften zur Bible, vol II, ed. Kösel, FOHRER, G., 1952, ZAW, JEREMIAS, J., 1971, E.Th., HERRMANN, S., 1971, E.Th., HESSE, F., 1953, ZAW, LONG, B.O., 1976, JBL, MALAMAT, A., 1966, SVT, NORTH, R., 1972, SVT, RENDTORFF, R., 1962, ZAW, WOLFF, H.-W., 1934, ZAW, WOLFF, H.-W., 1956, E.Th., WÜRTHWEIN, E., 1952, ZTK
PURY, A. de, (ed.), 1989, Le Pentateuque en question. Les ori­gines et la composition des cinq premiers livres de la Bible à la lu­mières des recherches récentes, Labor et Fides
RENDTORFF, R., 1989a, Introduction à l'Ancien Testament, trad. fr. de F. Smyth et H. Winkler [1983]
RENDTORFF, R., 1989b, “L’histoire biblique des origines (Gen 1-11) dans le contexte de la rédaction ‘sacerdotale’ du Pentateuque”, in PURY (ed), 1989, trad. S. Amsler, pp.83-94
ROSE, M. , 1986, "La croissance du corpus historiographique de la Bible - une proposition", Revue de Théologie et de Philoso­phie, 118, pp.217-236
ROSE, M., 1989, “Empoigner le Pentateuque par sa fin! L’in­vestiture de Josué et le mort de Moïse”, in PURY (ed), 1989, pp.129-147
SCHMID, H.-H., 1989, "Vers une théologie du Pentateuque", in PURY (ed), 1989, trad. A. de Pury, pp.361-386
TOB, 1988, La Bible, Traduction Œcuménique, Cerf, Société Biblique Française
TOWARNICKI, F. de, 1993, À la rencontre de Heidegger. Sou­venirs d'un messager de la Forêt-Noire, Gallimard
VERNANT, J.-P., 1962, Les origines de la pensée grecque, P.U.F.
VERNANT, J.-P., 19882, Mythe & pensée chez les Grecs, La Découverte
VERMEYLEN, J., 1989, “Les premières étapes littéraires de la formation du Pentateuque”, in PURY (ed), 1989, pp.149-197
VULLIERME, J.-L., 1988, Le concept de système politique, P.U.F.
WOLFF, H.-W., 1974, Anthropologie de l'Ancien Testament, trad. fr. de E. de Peyer, Labor et Fides [1973]
ZENGER, E., “Le thème de la ‘sortie de l’Egypte’ et la naissance du Pentateuque, in PURY (ed), trad. E. Dubuis, 1989, pp. 301-332

ASR - American Sociological Review
E.Th. - Evangelische Theologie
JBL - Journl of Biblical Literature
SVT - Supplements to Vetus Testamentus
ZAW - Zeitschrift für Alttestamentliche Wissenchaft
ZTK - Zeitschrift für Theologie und Kirche


Ces livres, avec beaucoup d'autres au fil des temps, ont écrit ce texte avec moi. Quelques amis en ont lu des chapitres et m'ont encouragé et aidé de leurs remarques. Les voici. Bem hajam!

Le regretté Michel CLÉVENOT, chap. 3 à 10
Francolino GONÇALVES, éxégète à l'École Biblique de Jérusalem, chap. 3 à 7
José BARATA MOURA, professeur de Philosophie à la Faculté de Lettres de Lisbonne, chap. 8 et 9

 

PROPHÈTES ET PHILOSOPHES - 1. LE PROBLÈME DE LA BIBLE HÉBRAÏQUE 2. LA TERRE ET BABEL



[omission de quelques paragraphes de ce premier chapitre]

Hébreux et Grecs
3. Ce qu’on appelle monothéisme est une forme religieuse, soit d'une so­ciété chez les an­ciens Juifs, soit d'une civilisation dans les cas de l'Islam et du christianisme occidental. Bel et bien diffé­rents les uns des autres, ils ont en commun leur rapport à l'écri­ture. Mais il sem­ble bien, c'est l'une des hypothè­ses ici, que le monothéisme oc­ci­den­tal, celui qui se met en place aux débuts du Haut Moyen Âge, n'ait été possible qu'à partir de la jonction - dans la théologie chré­tienne - de deux écritures, celle de la Bible hébraï­que (christiani­sée par l'ajout dit nouveau Tes­tament) et celle de la philoso­phie grec­que, de Platon, Aristote (et Plotin). Ce sont les gestes de com­position de ces écrits, celui d'un récit de l'histoire et celui d'un texte du savoir, et leur mise en parallèle malgré leurs dif­­ren­ces ob­vies, qu'il s'agi­ra d'évoquer d’abord, dans la très longue genèse du monothéisme occi­dental dans sa dimension à la fois biblique et philosophi­que, tout en tenant essentiellement compte de son contexte historique. Il ne s’agira donc point de la question de l'existence ou non d'un seul Dieu (soit dans la di­men­sion philoso­phique de sa démonstra­tion, soit dans celle de la foi et de sa théologie), ni non plus de l'histoire d'une forme sociale re­li­gieuse et de ses change­ments.
4. Ce n'est pas une question neuve. Mais il se trouve que la reformulation, le dernier quart du XXème siècle, par quelques exégètes chré­tiens, de la manière dont le Pentateuque et la Bible hébraï­que ont été écrits - le Deuté­ronome y devenant son pre­mier texte - me semble permettre de re­prendre la question de la genèse du mono­théisme hébreu d'une façon assez fé­conde. Elle peut mon­trer en ef­fet que les Prophètes qui ont écrit cette Bible ont ac­compli un geste formellement pa­reil à celui de la philoso­phie de Platon et d'Aristote (si on lit ceux-ci avec des yeux heideggériens), la geste quasi-philo­sophique de promouvoir une quasi-rai­son historique: c'est cette geste qui a rendu possible le christia­nisme comme un phénomène struc­turellement juif, dans ce qu'il y a chez lui de différent par rapport à l'écriture philoso­phique grec­que[1]. Il faut sans doute dire qu’il s’agit ici de la première partie d’un texte plus ambitieux, qui venait jusqu’à nos jours ; ce que je publie ici c’est le parallèle entre ces deux écritures[2], celle de la philosophie grecque et la composi­tion pro­phé­tique de la vieille Bible hébraï­que. Qu'il ne faut cependant pas confondre avec l'ancien Tes­tament. Ce­lui-ci est une partie de la Bible chrétienne, il ren­voie à un autre Testament dont la ‘nouveauté’ 'abolit' ‘l’ancien’ dans sa 'lettre', qui n’est lue que pour y dis­cerner des pro­phéties et fi­gures de cet nou­veau Testa­ment, 'spiri­tuel' (et vite pla­tonisé). La Bible hébraï­que est autre chose, sans doute difficile à discerner par ceux qui sont de tradition chrétienne. J'étais parti moi aussi pour lire l'an­cien Testament; que ma lecture ait re­trouvé la Bible hé­braï­que est l'une des heureu­ses dé­cou­vertes de l'aventure qui fut l'écritu­re de ce texte. La Bible hébraïque, c'est la Bible des Juifs sans plus, c’est-à-dire la Bible 'sans' le christianis­me. Mais ce 'sans' est à lire à l'an­glaise, without,, comme Der­rida le fait quel­que part, à fin d'es­sayer d'éviter l'inévi­table tendance chrétienne de croire qu'il man­que quelque chose à la Bible hébraï­que: la Bi­ble hébraï­que est la Bible des Juifs plus (with) le fait de n'avoir pas (out) le christia­nisme[3]. Le nouveau Testament, tout en ajou­tant des choses impor­tantes à l'an­cien Testament, lui a aussi en­levé d'autres, l'a appauvri, et du même pas s'est appauvri soi-même. Ce sera pour une autre fois.

La Terre donne, elle n’est pas donnée
6. Nul n’a jamais vu Dieu, dit le livre des Nombres, et la Bible chrétienne le répètera. On pourrait en dire autant de la Terre, mais autrement, un peu comme on n’a jamais vu sa mère lors qu’on était logé dans son ventre. À la façon d’un oubli irrécupérable. Les cos­monautes ont vu une planète bleue, pas la Terre dont ils sont les enfant­s. Nous ne ‘savons’ la Terre qu’à travers ce qu’en racontent nos ancê­tres (c’est la définition même de mythe), et ces récits ont beaucoup changé au cours de l’histoire. Parmi ses di­verses figu­res, on prendra d'abord celle de Terre-Babel, de la multi­plicité des espèces vivan­tes, des sociétés, langues et cultures hu­maines, mul­tiplicité exubé­rante et guerrière - sans instance trans­cendan­te l'unifiant - de jeux réglés et aléatoires (par défini­tion même de jeu), donnant des bé­nédictions mêlées de malédic­tions: la vie-et-la-mort, que l'une ne va pas sans l'autre, et c'est où les deux écri­tures, au­tant la prophéti­que que la philosophique, tran­cheront, entre Bien et Mal. À Terre-Ba­bel appar­tenait, parmi beaucoup d’autres perdues à jamais, la Terre des ancê­tres des Pro­phètes, dont no­tam­ment le roi Da­vid, laquelle permet­tra de saisir ensuite la nou­veau­té his­tori­que de la fi­gure de la Terre Promise comme sépara­tion autant de Dieu que du cœur du père de mai­son israélite. On trou­vera d’autre part la fi­gure grec­que de la phy­sis (nature), que le geste de la défini­tion philoso­phique sé­pa­rera de l'âme platonicienne et de­man­dera, chez l'Aristote des défi­nitions et des causalités, un Pre­mier Mo­teur; cette Physis ou Être sera rapprochée par Heidegger de la Terre, Celle qui donne les cho­ses et les vi­vants et ca­che cette dona­tion. Devenue un astre qui tourne autour du soleil dans le Ciel, la Terre moderne de Co­pernic et Galilée brouille cette antique et sacrée opposition et entame la "mort de Dieu" annon­cée par Nietzsche. Antérieure au Monotheisme, elle lui sur­vit, bien sûr, mais ne subira pas moins le contre-coup de sa dispari­tion, notre Terre mega-ur­banisée pour le meilleur et pour le pire: elle devient uni­verselle et an-archi­que (sans dieu ni maître), rap­proche en­tre eux de façon inouïe ses enfants jus­qu'ici étrangers, se reproduit selon une loi de productivi­té te­chnique qui a congédié la bé­nédic­tion de jadis, est soumise, hélas! aux im­pératifs de capitaux sans fron­tières qui l’octroyent à la pollution in­dus­trielle issue de la transformation de ses pro­pres dons, à la destruc­tion plutôt sauvage de ses an­ciens modes de habi­tation. L'un des présuppo­sés les plus forts de ce travail, sera qu'au­cun penseur n'invente rien 'de lui-même': il reçoit sa pensée des dis­cours, des textes qui pen­sent de ses devan­ciers, de ses an­cêtres, qu'il croise et réélabore de son mieux, poussé par des ques­tions pres­san­tes de son époque. En Europe, ces ques­tions se posent dans des institutions, disons, qui sont pé­tries elles-mê­mes de caté­gories phi­losophiques et autres: théolo­giques, juridi­ques, scientifi­ques, mo­ra­les, etc., sans que l'on puisse parta­ger ces di­vers domai­nes. Et s'il y a une spécificité de la phi­loso­phie, de ses questions, de son langa­ge, elle réside sans doute dans la façon dont, par ses mots et con­cepts, elle pénè­tre tous ces textes-insti­tu­tions de la civilisation occi­denta­le. Autre­ment dit: de même que Heidegger nous a montré que l'homme n'est pas dans l'homme, mais hors-soi, être-au-monde, il s'agi­rait ici de montrer que la philoso­phie n'est pas dans la philo­sophie, mais hors de chez elle, dans la civili­sation. 

8. La façon dont je me référerai à Heidegger[1] pourra sur­pren­dre cer­tains: la clef de la lecture que j'en fais, je l'ai trouvée dans son texte sur la physis chez Aristote (cité dans 8. 32). L'un de ses motifs les plus connus, c'est celui de l'oubli de l'être, de la Terre do­natrice, dirai-je, dont les étants ont été séparés par le geste philoso­phique essentiel de la dé­finition: ils sont, les vivants et les humains notamment, Dieu aussi d'autre part, placés les uns en face des au­tres, fondés sur quelque sol (intelligible, substance-es­sence, spiri­tuel, matière, etc.): ce qu’il a appelé onto-théo-logie. L’une des clefs de cet essai (voir aussi 9. 24) sera sa méfiance par rapport à ces op­positions séparatrices que les grands phi­losophes grecs, Socrate, Platon et Aristote, nous ont légué par le biais des dé­fini­tions et du mou­vement hiérarchisant des con­cepts; c’est-à-dire que l'on essaye­ra de ne s'ap­puyer jamais sur une quel­conque cause, dont des 'ef­fets' se sui­vraient de façon stricte­ment détermi­née, sans aléatoire: l'un des fils de cette lecture sera qu'aléa­toire et détermi­nation ne vont jamais l'un sans l'au­tre C'est plus facile à dire qu'à en tenir le pari, et je n'ai pas la pré­tention de l'avoir toujours réussi. C'est le mouvement de ces sé­parations que l'on es­sayera de dégager, dans la philosophie grecque, bien sûr, mais aussi dans la figure du ‘désert’ de la Bible hébraïque, un paral­lélisme inat­tendu peut-être entre ces deux écritures se révélant ainsi, une complicité qui a rendu possible la théologie chrétienne.

La Palestine
11. Voici le cadre géographique et historique de cette genè­se. "La Palestine, contrée aux limites mal définies et changean­tes selon le cours de l'histoire, n'est que la partie méridionale de la région syro-palestinienne - qui constitue, elle-même, la corne oc­cidentale du "Croissant fertile" - voie de passage privilégiée entre l'Asie et l'Afrique, d'une part, et, d'autre part, façade de l'Asie sur la Médi­terranée, fond asiatique du bassin oriental de cette mer [...]. Les plus anciens vestiges d'une présence humaine en cette contrée, trouvés en position stratigraphique, remontent au Pa­léolithique in­férieur [...]. Par la suite, la Palestine va subir une succession d'infiltrations de populations ou d'invasions avec leurs mouvements de flux et de reflux accompagnés de phé­no­mènes, plus ou moins importants sui­vant les époques, de fixa­tion d'une partie de ces mas­ses migrantes; couloir stratégique cons­tamment emprunté ou con­voité par les grands empires d'Égypte et du Proche Orient asiatique, elle verra sa vie politique soumise au rythme de l'alternance de l'hégémonie ou de la pré­pondérance de chacun de ceux-ci, se trou­vant condamnée à une vassalité qui ne pourra être provisoirement écartée que lorsque l'empire du Nord-Est et celui du Sud-Ouest éprouveront, simulta­nément, de graves difficultés. Mais si l'ensemble du territoire pa­lestinien est tributaire des mêmes impé­ratifs politiques, par contre, les mou­vements et échanges de toute sorte (de popula­tions, d'idées, de produits) concernent de plus en plus principa­lement la fertile plaine côtière, tandis que d'est en ouest, à partir de la steppe sy­rienne et du plateau transjordanien, ne se produi­ront que quel­ques infiltrations de tribus semi-noma­des; l'en­semble de collines situé entre cette plaine et la dépression occu­pée par la vallée du Jourdain et la Mer Morte, et, surtout, les collines judéennes ados­sées au véri­table obstacle naturel qu'est la Mer Morte, ont donc constitué une sorte de zone-réfuge restée re­lativement à l'écart de ces multiples contacts et contaminations. C'est pourquoi, pour peu qu'en ce coin de pays un groupe humain suffisamment im­por­tant ait atteint à une certaine cohésion, en par­ti­culier sous l'in­fluence de quelque chef déterminé, il ne sera pas surprenant que ce groupe aspire à la sau­vegarde d'un minimum de stabilité, de personnalité, notamment sur le plan socio-reli­gieux. [...]" [2].
12. C'est là que l'histoire de l'ancien Israël, à par­tir des actes guerriers de David, a pu se dérouler en autono­mie monar­chique pendant les trois ou quatre centaines d'années que l'Égypte et les superpuissances de la Mésopotamie lui ont laissé de répit. Ensuite, vaincu des Assyriens aux Romains, normalement au re­gard de l'historien, l'aventure aurait dû finir, comme cela a été le cas pour tant et tant d'autres peuplades comme celle-ci; là donc commence la surprise, les rebondissements de cette histoire: d'une part la survivance en dispersion des descendants des an­ciens hébreux, ne s'appuyant que sur les traditions de lecture du livre de leurs ancêtres et les coutu­mes qu'il prône, d'autre part la fécondité chrétienne de ce même li­vre prolongé de quelques chapitres, qui engendra de toutes autres traditions.
13. Je parlerai d'une "écriture quasi-philosophique", je tâche­rai de comprendre l'écriture de ce petit peuple - dont les descen­dants y sont revenus, ayant même récupéré sa vieille langue 'morte' depuis vingt-cinq siècles - en une sorte de parallè­le avec l'é­criture d'un autre peuple, plus grand certes, qui est, lui aussi, tou­jours-là avec sa vieille langue - les deux seules langues de l'Anti­qui­té médi­terranéenne qui aient survécu -, parallèle qui se pro­longe en ceci que les Grecs n'ont pas non plus su/pu tirer de leur écriture ce que les Européens réussirent. Car l'énormité, au vu de l'histoire, c'est que les Juifs et les Grecs modernes ont reçu en ca­deau de l'Eu­rope les fruits réélaborés de l'héritage que leurs ancê­tres lui avaient lé­gué! S'étonne-t-on assez de ce prodi­­­­ge? Peut-on le 'com­prendre' - non point 'l'expliquer' - sans le 'subli­mer' dans les 'mira­cles' de Dieu ou de l'histoire? Pour ce qui est des Hébreux, voici ma première question. Ensuite, on viendra à "l'écriture philoso­phi­que" des Grecs.

Exégèse du Pentateuque: on change de paradigme
14. On peut avoir accès, en langue française, à ce mouve­ment de renouveau de l'exégèse chrétienne du Pentateuque (surtout protestante et de langue allemande, comme toujours) par la lecture des textes du séminaire or­ganisé par les Facultés de Théologie de Fribourg, Genève, Lausanne et Neuchâtel pendant l'année scolaire de 1986/87, avec la partici­pation de quelques uns des principaux responsables de ce renou­veau exégétique, textes édités par A. de Pury, sous le titre de Le Pentateuque en question, Les origines et la composition des cinq premiers livres de la Bible à la lumière des re­cherches récentes (Labor et Fides, 1989).
15. Ce sont les introducteurs eux-mêmes du volume en ques­tion, dans une première partie récapitulant l'histoire europé­enne des lectures scientifiques du Pentateuque, ce sont eux qui évoquent au début les travaux de T. S. Kuhn[3] et parlent, à sa suite, de "révo­lution scientifique". L'ancien paradigme dominant pendant tout le 20e siècle est celui de la théorie des quatre sources ou documents à partir desquels le Pentateuque aurait été rédigé selon la proposition de J. Wellhausen (1844-1918) et dé­ve­loppée notam­ment par M. Noth (1902-1968) et G. von Rad (1901-1971); ce pa­radigme est cri­tiqué dans ses arguments et présupposés, à partir notamment de deux textes publiés en 1976 par R. Rentdorf[4] et H. H. Schmid. Cette "révolution" de l'exégèse est en­core en cours, les di­verses contribu­tions du livre édité par de Pury montrent suffisam­ment qu'aucun nouveau consensus pa­ra­digmatique n'est pour le moment obtenu: on est donc à une épo­que de fécondité, capable d'attirer même des non-spécialistes, tellement les questions soule­vées sont passionnan­tes (je revien­drai plus loin sur mon audace et ses limites).
16. Présentons très brièvement les principales thèses du pa­radigme révolu. On distingue d'habitude dans la Bible hébraï­que la Loi, les Prophètes et les Écrits, et dans les Prophètes, les antérieurs (ou livres historiques), de Josué aux deux livres des Rois, et les postérieurs (ou prophètes, au sens classique), les 'grands' (Isaïe, Jé­rémie, Ézéchiel) et les douze 'mineurs'. L'une des thèses de Wellhau­sen relie le livre de Josué, relatant l'entrée des Hébreux sortis d'Égypte dans la Palestine, aux cinq livres pre­miers, Genèse (concernant les origines du monde, chap. 1 à 11, et les promesses divines aux ancêtres des Hébreux, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph et ses frères, jusqu'à l'allée de ceux-ci en Égypte, 12 à 50), Exode, Lévitique, Nombres (exode d'Égypte et traversée du désert avec al­liance, au Sinaï, du Dieu des Patriarches avec le peuple d'Israël con­duit par Moïse et octroi de la Loi dont ils doi­vent suivre les consig­nes dans la Terre où ils sont conduits, ces trois livres formant un ensemble assez incohérent de récits et de législations) et Deutéro­nome (une nouvelle fresque législative - 'deutéronome' étant en grec 'deuxième loi' - suivie du récit de la fin et mort de Moïse, remplacé par Josué qui sera le guide pour l'entrée en Palestine). À partir des insuffisances, reconnues de­puis Spinoza au moins, de l'attribution classique de ces livres à l'écriture de Moïse lui-même et aussi des incohérences de style, vocabulaire et théma­tique entre eux et dans chacun, Wellhausen propose donc de joindre aux cinq le livre de Josué - l'Hexateuque ainsi compris formant un en­semble narratif complet, l'entrée en Pales­tine accomplissant les promesses antérieu­res - et diagnosti­que, à l'aide d'un certain nom­bre de critères exé­gétiques, l'existence de quatre documents, plus ou moins autonomes entre eux, à partir desquels, par étapes suc­cessives, l'ensemble au­rait été rédigé: le Yahviste (J), l'Elohiste (E), le Deutéronome (D) et le Sacerdotal (P). Selon von Rad, J aurait été rédigé par des scribes du temps de Salomon (10e siècle av. C), E pendant le 8e siècle dans le Royaume du Nord, D au 7e, au temps de la ré­forme reli­gieuse du roi Josias de Juda et P, enfin, a assuré la ré­daction finale de l'ensemble, vers la fin du 6e siècle, après le retour de l'exil en Babylone. Noth, pour sa part, a montré dura­blement (c'est accepté par les auteurs récents) que les livres his­toriques, Josué, Juges, les deux de Samuel (Sm) et les deux des Rois, relèvent de la théologie du Deutéronome, l'ensemble formant l'histoire deutéronomiste (Deut-G), avec la conséquence du rem­placement de l'Hexateuque de Wel­lhausen et von Rad par un Te­trateuque qui - disent quelques uns des récents auteurs, notam­ment M. Rose - aura été rajouté posté­rieurement à Deut-G. Noth a aussi démontré l'exis­tence, en P, de textes narratifs, en plus des lé­gislatifs qui lui avaient été attribués par Wellhausen.
17. Au cœur de la critique de ce paradigme, voici le boule­ver­sement décisif: les deux documents J et E sont contestés en eux-mêmes par les plus radicaux, ce qui vise notamment sa da­tation précoce (son champion, von Rad, parlait même d'une Auf­klärung du temps de Salomon), les 4 premiers textes du Pentateuque ont été tous écrits pendant l'exil et/ou après le retour des exilés. La base première de compréhension de ces textes est la tradition deuté­ronomiste déga­gée par M.Noth, la Deut-G (de Dt à 2R); l'autre élément de consensus étant le document P comme le plus tardif, le débat se situant, par rapport à celui-ci, sur sa pré-exis­tence autonome ou son caractère de dernière main rédactrice de l'en­semble.
18. Prenons un exemple, celui de Gn 12,1-5. "Yahvé dit à Abram: 'Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te béni­rai, je magni­fierai ton nom, qui servira de bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudi­ront. Par toi se béniront toutes les nations de la terre'. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lors qu'il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en route pour le pays de Cannan et ils y arrivèrent". Ce texte, assez connu, a une grande force, notamment si on le compare au savoir an­th­ropologique le plus élé­mentaire, se­lon lequel la religion de cha­que peuple primitif, di­sons, a pris sa forme dans un rapport in­dissociable avec la transmission de ses usages de génération en génération, d'ancêtres en descendants. Il est aussi impensable un peuple sans ses Dieux que ce qui est ici le cas, celui d'un Dieu sans peuple (la vocation de Moïse, au début de l'Exode, a une configu­ration semblable). Ce Dieu prend donc l'initia­tive de séparer une maison, celle d'Abraham, de son Dieu (cf. Gn 31, 53: "le Dieu d'Abraham et le Dieu de Nahor", Nahor étant l'un des deux frè­res d'Abraham) et de lui promettre une immense descen­dance. Là serait la genèse du peuple d'Israël (dont Salomon se­rait le roi quand ce texte s'é­crit, dans l'optique de l'exégèse clas­sique): Yahvé, délié de tout ancêtre, fait le projet de se créer un peuple issu d'Abraham, ayant poussé celui-ci à se couper toutes ses raci­nes d’avec ses ancêtres à lui. Il s'agit donc d'une très belle pièce d'ingé­nierie théologique, si l'on peut parler ainsi. Eh bien, aucun des plus anciens prophètes écri­vains ne le connaît, ni Amos, ni Osée, ni le premier Isaïe (chap. 1-23, 28-39), ni Mi­chée, ni Sophonie, ni Jérémie, ni Ézéchiel, aucun d'eux n'en souffle mot!
19. Il y a plus. On trouve chez tous ces prophètes un silence presque total sur tout ce que racontent les six premiers livres de la Bible, sur la création, sur Adam et Ève, sur Noé, sur Abraham, Isaac et Jacob, sur la sortie de l'Égypte, sur le Sinaï, sur Moïse et Josué. Là où l'on trouve des réfé­rences, elles sont 'négatives' (Os 12,4-5 et 13 pour Jacob, Ez 33,24 pour Abraham) ou sans réfé­rence à nos récits (Noé, Danel et Job comme des 'justes' en Ez 14,14 et 20; Moïse et Sa­muel comme des 'intercesseurs' en Jer 15,1; la montée d'Égypte sans nommer Moïse ni le Sinaï, l'alliance et la Loi en Os 12,14)[5]. Ou bien encore le chap. 20 d'Ez, résumant l'histoire d'Israël, et en parlant de la sortie d'Égypte et des infi­délités des israélites pendant la traver­sée du dé­sert, omet les Pè­res, Moïse et le Sinaï! Ce silence est très étonnant, étonnant aussi que presque cent ans d'exégèse n'aient pas pensé à ses con­séquen­ces. Est-ce à dire que ces Prophètes aient ig­no­ré ces tradi­tions? Je n'ai remarqué cette conclusion chez aucun des exégètes de chez de Pury. La seconde conclusion de la compa­raison entre le Tetra­teuque et les premiers Prophètes, signalée no­tamment par H.H. Schmid (de Pury, pp. 59-60), montre la voie: ces textes du Tetra­teuque et leur théologie (introduite soit dans la bou­che de ses per­son­na­ges, soit dans des conclusions du narrateur, soit même dans l'ordon­nance des récits) ne sont possibles qu'en dépen­dance de la théo­logie des Prophètes eux-mêmes. Ceux-ci ont donc produit un tra­vail 'théologique' duquel a pu résulter plus tard la ré­daction de ces premiers textes de la Bible. On peut donc penser que ces tradi­tions existaient, oralement du moins, étaient donc connues dans ses fonc­tions religieuses, disons 'mythiques', et qu'elles ont été criti­quées théologiquement par les prophètes, criti­ques dont les cita­tions de Osée sur Jacob et d'Ézéchiel sur Abraham portent les tra­ces. "Le prophé­tisme classique doit être compris, écrit de Pury en ré­sumant Schmid, non comme un retour à la religion pré-monarchi­que (comme le pen­sait von Rad), mais comme la mise en question de la religion natio­nale et royale au nom d'une conception (nouvelle) de la rela­tion entre Yhwh et Israël" (p.60). Tel est donc le bouleversement des pa­ra­digmes: les Prophètes sont au début de la Bible, la Loi est venue en­suite. Et d'abord la deuxième loi.

La Bible a été écrite à coup de catastrophes
20. Très probablement, à l'instar des autres sociétés monar­chiques connues, l'écriture commença avec les scribes de la cour de David et Salomon. On pose souvent que leurs premiers textes écrits et conservés dans la Bible soient les récits concernant Saül et l'as­cension de David à la royauté, de Juda d'abord, d'Israël du Nord en­suite (1Sm), et ceux concernant sa succession par Salo­mon (celui-ci avait plusieurs frères aînés) (2Sm), donc des ré­cits de légitimation des deux rois 'fondateurs'. Mais il se peut très bien que des collec­tions de mythes pré-monarchiques, con­cernant les ancê­tres des di­verses tribus, leurs origines, celles de leurs sanctuaires, des légen­des de quelques uns de leurs leaders, leurs déplacements, y compris en Égypte pour quelques unes, leur installation en Canaan, les con­flits entre tribus, etc., aient été mi­ses par écrit aussi par ces scribes. Des archives de cour furent écrits aussi, concernant les principaux faits guerriers des rois, leurs alliances, construction de palais et sanctuaires, recense­ments de population pour les impôts, organisa­tion administrative du territoire et hauts fonctionnaires royaux y pourvoyant, légen­des concernant des prophètes comme Élie et Ely­sée, et ainsi de suite. De tout ce matériel donc la Bible sera rédigée le moment venu, dont témoignent l'histoire deutéronomiste d'abord, le Te­trateu­que ensuite, la Thora enfin, avec P comme sa dernière main, peut-être du temps d'Esdras et Néhémie.
21. Et le corpus des Prophètes, bien sûr, lui aussi composé par des morceaux très anciens et des ajouts souvent bien posté­rieurs. Il faut bien sûr être exégète pour démêler tous ces fils très complexes d'écriture et de réécriture, et l'on continuera d'en débattre pour longtemps. Mais on peut proposer le cadre politi­que qui porte, pré­cipite ou retarde tout ce jeu d'écriture. En ce qui con­cerne l'histoire des 'douze tribus' avant David, le débat entre les exégètes est aussi très fort. Du moins, on peut relever que trois tri­bus sont prédomi­nantes: celle de Juda au sud, celles des deux fils de Joseph, Éphraïm et Manassé, au nord (voir Rent­dorff, 1989a, p.48). Ce seront elles qui garantiront les deux royaumes que David et Salomon rassem­bleront sous un seul roi et qui se sépareront après la mort du se­cond[6]. On peut dire que l'un des rôles du cycle de Jacob dans Genèse est celui de rendre unies des populations as­sez disperses, celui de Joseph étant mani­feste­ment issu du Nord, et aussi proba­blement celui qui concerne la sortie d'Égypte, Josué, par exemple, étant de la tribu d'Éphraïm. Quoi qu'il en soit de ce que l'on puisse savoir historiquement de cette préhistoire, sans doute que, du point de vue de l'écriture et des scribes, le premier grand événe­ment historique est la consti­tution même de la monarchie davidi­que. Celle-ci a couvert l'es­sentiel de la région entre l'Égypte et la Méso­potamie (deux dé­serts faisant frontière), au sud de la Phénicie (l'actuel Liban) et d'Aram (l'actuelle Syrie), en s'assujettissant no­tamment les Phi­lis­tins (côte de Gaza), Edom, Moab et Amon (Est de la Mer Morte et du Jourdain), ces trois derniers pays étant situés, dans la Genè­se, comme des 'cousins' des Hébreux (par Ésaü les premiers, les filles de Lot les deux autres). La monarchie davidi­que a donc consti­tué le seul tout petit 'empire' du Proche Orient, l'uni­que unité poli­ti­que des petits peuples de cette région. Car l'histoire de celle-ci est celle de sa domination par les grands empi­res, soit de l'Égypte, soit de la Mésopotamie (Assyriens, Chaldéens, Perses), avant les Grecs d'Alexandre et ses successeurs et les Romains en­fin. C'est dire donc que l'histoire d'Israël et Juda n'a été possible que pen­dant les quel­ques siècles de crise de ces grandes puissan­ces, et c'est là que la fi­gure de David gagne son relief décisif. Bien plus qu'Abraham et Jacob, que Moïse ou Josué, c'est lui qui a fait Is­raël. À sa main guerrière a succédé la main fortement impé­riale de Sa­lomon, qui a entraîné la scission des deux royaumes après sa mort, avec des for­tunes diverses, chacun ayant toujours prétendu à récu­pé­rer l'ascen­dant sur l'autre. Mais c'est le réveil de la puissance as­sy­rienne qui a décidé de leur avenir, le royaume du Nord, avec capi­tale à Samarie, ayant été soumis (721) et sa population dissé­minée et en bonne partie remplacée par des gens d'autres pays soumis, celui de Juda assujetti en vas­salité. C'est à cette période ca­tastro­phique, dans la seconde moité du 8e siècle av.J.C., que ré­pondent les premiers pro­phètes dits écrivains, Amos, Osée et Isaïe. L'affaiblis­sement des Assyriens un siècle plus tard, vers 640-610, a permis que le roi de Juda, Josias, re­prenne un pouvoir fort et entre­prenne une réfor­me reli­gieuse, avec l'appui de la tradi­tion deutéro­nomiste, mais qui a tourné court avec la reprise de l'Assyrie par Babylone et la sou­mis­sion, en deux étapes, de Juda, déportée sa classe diri­geante en exil en­tre 598 et 586. C'est la ca­tas­trophe finale pour la monarchie, subie par la seconde génération des prophètes, notam­ment Jérémie et Ézé­chiel. Quand les Perses au­ront, à leur tour, vaincu les Chal­­­­déens et, plus tolérants et réalistes dans leur politi­que impé­riale, promu le retour des exilés et la refonte du pays de Juda, il ne s'agira plus d'une monar­chie, mais d'une 'province auto­nome' pen­dant trois siècles.
22. C'est cette suite de catastrophes qui a ainsi été l'occasion de l'écriture de la Bible, dans un cadre marqué très nettement par le souvenir des beaux temps de David, le fondateur. Sans pouvoir prendre parti dans les débats des spécialistes sur les dates de rédaction de ses textes, on peut quand-même pré­sumer, si l'on tient que des textes comme ceux-là ne sont point de la littérature de cabinet, de la littérature de personnages religieu­ses (justement, on ne garda pas les noms de ses 'auteurs'), mais de la littérature d'un peuple, on peut penser donc qu'ils ont été écrits, comme ceux des prophètes, à coup de catastrophes, prévisibles face à la menace extérieure, arrivées sans remède en­suite. Des deux textes majeurs, celui de l'histoire deutéronomiste (Dt à 2 R) et celui de la Thora dé­finitive par P, on pourra même présu­mer que leurs lieux, sinon d'écriture proprement dite, du moins d'ac­ceptation publique, soient restés signalés dans la Bible elle-même, à savoir, la ré­forme politi­co-religieuse de Josias (2 R 22-23) et la restauration d'Esdras (Ne 8).

Écriture et société
23. C'est le moment de justifier ce texte-ci. Comment un non-exégète, ignorant l'hébreu, quelqu'un donc qui dépend abso­lument et des commentaires des érudits et de leurs traductions françaises, a-t-il l'audace d'intervenir dans une question telle­ment difficile, au moment où les spécialistes s'affrontent entre eux si fortement? C'est justement leur invocation de la théorie des paradigmes de Kuhn pour dire la révolution scientifique dans leur domaine qui donne la raison de cette audace. J'avais proposé, il y a une trentaine d'an­nées, une approche de "l'ordre symboli­que de l'ancien Israël"[7] qui, autant que je sache, a été ignorée des exégètes. Je crois au­jourd'hui encore que cette proposition n'était pas si mal que ça et aurait méri­té l'attention des spécialis­tes, leur critique et leurs essais de poursuite. Certes, je ne suis plus marxiste, l'histoire récente m'a ap­pris très vite au Portugal lui-même à ne plus espérer la révolu­tion. Mais je continue de penser que l'on ne peut comprendre des textes que dans leur rapport à la société qui les a produit, dont il faut donc esquisser une 'conception théorique', disons. Cette critique de fond à l'exé­gèse biblique que portait ma lecture de Marc me semble tou­jours de mise, et c'est justement ce qui me semble man­quer dans le 'nouveau' paradigme, ce qui reste encore de l'ancien comme im­passe de la lecture. La difficulté est cependant de taille: qu'est-ce qu'une société, comment y référer soit la production soit la lectu­re de textes, oraux ou écrits?
24. Je ne suis pas sociologue non plus, ni historien, ni ethno­lo­gue ou anthropologue, les trois sciences des sociétés, de leurs diffé­rences et similitudes. Mais en­seignant la phi­losophie du langage avec le souci (venu du structuralisme, disons) de tenir compte du rapport essen­tiel du langage aux diverses sciences qui s'en occu­pent (sciences des langues et des textes, psychanalyse, sciences sociales, voire neuro­biologie), j'ai dû constater assez vite que l'on ne dispose pas encore aujourd'hui en Occident d'une conception théorique de société va­lable pour toutes les sociétés humaines[8]. C'est là peut-être l'une des prin­cipales raisons pour lesquelles beau­coup d'intel­lectuels oc­cidentaux, comme on dit, avons été at­ti­rés par le marxis­me: autant lacu­naire qu'elle puisse apparaître au­jourd'hui, et co-responsable dans ces lacunes mêmes de l'échec soviétique, sa théo­rie de la socié­té avait le mérite d'exister et de permettre un cadre de pensée (c'est la grande force de L. Althus­ser). 'Dépassé' qu'il semble, c'est le libéra­lisme qui occupe le de­vant de la scène. Or, ce­lui-ci est his­toriquement le combat philo­sophique et économique des Européens pour les libertés in­divi­duelles 'contre' la société de l'Ancien Régime, qu'ils n'ont point théorisé (voir 11. 27,76). On ne peut donc repro­cher aux exégètes de man­quer d'une théorie de la société: où iraient-ils la cher­cher?[9] D’abord donc, qu’est-ce qu’une maison dans le vieux Israël? qu’est-ce qu’une société à maisons? quel rôle y ont eu les prophètes? voici les questions de mes chap. 3 et 4.
25. Dans ma lecture de Marc, donc d'un seul texte pas très grand, le concept sémiotique de code emprunté à Barthes a pu ser­vir aussi de concept social, relatif aux structures textuelles (au-des­sus de la phrase des linguistes) qui se répètent dans les textes d'un même corpus, l'instance idéologique de la société étant pour sa part définie par ces corpus et leurs codes et reliée aux deux autres ins­tances, économique et politique. Mais déjà dans ce livre cette triple articulation de la société selon les mar­xistes me laissait insatisfait et j'ai dû avoir recours à l'idée d'in­frastructures symboliques, relatives en fait à la parenté (table, mai­son, sanctuaire). C'est de la reformu­lation de cette pro­position que je partirai au troisième chapitre, tout en prenant ma pre­mière inspiration dans la thèse centrale de Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté, 1948, P.U.F. (le rapport entre l'interdit de l'inceste et l'exogamie permet de comprendre la logique des lignages et des clans), à mon sens, après Marx, l'autre grand texte moderne sur la société.
26. Prenons en exemple cette question importante : d'où parlent les prophètes? Du fait qu'ils parlent "au nom de Yahvé", on ne saurait se contenter, bien sûr, de l'inspiration di­recte de celui-ci. Si l'on veut avoir recours à leur expérience reli­gieuse, on se re­trouve tout de suite dans la difficulté que je suis en train d'évoquer, car la religion des anciens Hébreux, les exégè­tes le sa­vent bien et le disent parfois, n'est pas une instance au­tonome, une suprastructure à part des autres instances sociales. Si l'on ne sait donc pas interro­ger la société hébraïque telle que les textes la di­sent, on y mettra implicitement notre conception à nous de religion (comme s'il s'agis­sait du 'même' Dieu), ou bien on aura tendance à penser cette reli­gion comme plus ou moins primitive, magique, pré-n'importe-quoi (pré-logique, pré-reli­gions-d'intériorité, que sais-je?). C'est-à-dire, on pensera ces gens-là comme des 'indigènes' d'une autre société, plus ou moins naïfs par rapport à nous-mêmes. L'histoire moderne de l'ethno­logie et des sciences des religions est encombrée de ce type de repré­sentations que je dirais obscurantistes: l'obscuran­tisme du ratio­nalisme occidental, évolutionniste vers le spirituel et la rai­son[10]. Je prends le risque de proposer, non point une 'théorie de la so­ciété', bien sûr, mais une façon de comprendre leurs rap­ports so­ciaux (dont le noyau sera la "maison") telle que l'on puisse trou­ver un équivalent, disons, dans nos rapports so­ciaux à nous. Je ferai le pari d'une lecture, partant du couple bénédiction / malédic­tion, que puisse rendre ceux qui y "croyaient" des gens semblables à nous, dans nos "croyances" les plus fortes. J'essayerai ainsi de com­prendre les tex­tes fran­çais[11] de la Bible hébraïque de façon à que ce qu'ils racontent soit suscep­tible d'une intelligibilité permettant de ren­dre compte des ques­tions soulevées par la nouvelle exégèse.
27. Écrire un texte est un geste de composition: il s’agira ainsi de la “composition du récit de l’histoire” par les prophètes hébreux, de la “composition du texte du savoir” par les philosophes grecs, et ainsi de suite. Mais cette composition se faisant pour parer aux me­naces sur la société où l’on écrit et venant par la suite à avoir un rôle instaurateur pour la civilisation européenne, on appelera la geste le rapport du geste de composition à la société / civilisation. Et ce seront la geste de l’écriture biblique hébraïque et celle de l’écri­ture philosophique grec­que qui seront passibles d’un parallèle, im­possible au niveau du geste de composition (8. 2-5). Dans ce sens, on parlera aussi de la geste romaine (empereurs et conciles) dans le geste de composition (seuls les conciles) de la dogmatique catholique, tandis que pour l’Europe, en parlant de “composition du paysage de la mo­dernité”, on visera d’emblée sa geste, bien plus complexe: l’ensem­ble des gestes d’écriture qui l’on permise, dont on ne s’occupera un peu que de Galilée, Newton et Kant. Encore un exemple, on rappro­chera la geste de ce dernier de la geste d’Aristote, le geste de com­position d’un chacun étant pourtant fort dissemblable de celui de l’autre (11. 56-58).

La fin du Monothéisme
28. La lecture de la vieille Bible hébraïque permettra de com­prendre sa composition comme le pas­sage du monde des mythes à un texte de 'raison narrative', avec une fonc­tion, disons, de mo­dernité, par rapport à la société de ses lecteurs juifs, chez qui elle remplace les anciens mythes (qu'elle intègre en les reélaborant théologiquement). Le monothéisme juif s'est instau­ré par cette écriture elle-même, donnant au futur mo­nothéisme de l'Oc­cident l'un de ses deux piliers, l'autre étant grec. À Athènes, en cours de modernisation politique depuis deux siècles, c'est l'irruption de textes assez divers et la géné­rali­sation de l'éducation des jeunes ci­toyens qui amènera une sorte de relativité et de criti­que de la tradition et de ses mythes, à quoi l'école so­cratique ré­pondra par l'essai de fondation en vérité des discours: c'est la philo­sophie.
29. Le long chapitre 11 essayera d’évoquer comment l’onto-théo-logie (c’est-à-dire la dimension philosophique du Monotheis­me), issue de la sé­paration biblique de Dieu et de celle de la définition, a rendu possible les sciences physique et chimique et donc la techni­que moderne qui, retour du séparé, a eu le rôle majeur dans l’œu­vre de l’Europe: la composi­tion du paysage de la modernité. C’est une partie de l’histoi­re philosophique de l’Europe que l’on lira dans son rapport structu­rel à l’histoire européenne ‘tout court’, celle de la construction de l’Europe en tant que civilisation moderne, supposée par le courant de pensée majeur du 20e siècle peut-être, celui de la déconstruction, entamée par Nietzsche, formulée par la pensée de Heidegger et poursuivie par l’écriture de Derrida. La dé­construction du Monotheisme se manifeste dans le paradoxe de Galilée: que Bi­ble et phi­losophie, 'modernes' dans leurs raisons critiques des my­thes lors de leurs écritures, soient de­venues à leur tour la ‘tradition mythique' que la raison eu­ropéen­ne essayera de rem­pla­cer, cher­chant d'autres fondations (Descar­tes, Kant, etc.), déconstruites et relativisées à leur tour au­jourd'hui. L’Europe comme Mo­derni­té est surgie de l'irruption de la multitudes de tex­tes im­primés et de sa conséquence, avec Luther et le libre exa­men du texte biblique, la déchi­rure du christianisme et du Mo­nothéisme. Que celui-ci ait donné la modernité, malgré que (ou parce que) celle-ci se soit acharnée contre lui dès la reprise par la Renaissance des au­teurs païens de jadis et de l'éta­blissement de l'héliocentris­me, c'est peut-être ce qui sera plus visible en conclusion, au chap. 13, par le con­tre-exemple d'une société non-monothéiste, celle du Japon. En effet, last but not least, ce texte montre comment la rencontre de la Bible et de la philosophie rend compte de ce qui reste d’énigmati­que aux économistes qui, tel E. Jones, essaient d’expliquer le pour­quoi de la réussite de l’Europe: il démontre que ledit ‘miracle euro­péen’ n’en est pas un.


[1] Que Heidegger ait adhéré au nazisme en 1933 comme il l'a fait, c'est insup­portable, à juste titre, à ses détracteurs; il doit l'être beaucoup plus à ceux qui, comme moi, tiennent ses textes comme l'œuvre philosophique la plus impor­tante du XXe siècle, celle où la liberté des humains est pensée sans recours aux oppositions classiques, de l'intelligible et du sensible, de l'âme et du corps, du sujet ou conscience et de l'objet. C'était déjà dans Sein und Zeit, le grand livre de 1927, dont la pensée s'est avilie, hélas! par la "stupidi­té", impensable chez un tel penseur, du Recteur de l'Université de Fri­bourg de 1933.
[2] E.-M- Laperrousaz, introduction de l'article "Palestine" de l'Encylopœdia Universalis. Le nom 'Palestine' (des Philistins) - "province de Syrie-Pales­tine" - fut im­posé à la "province romaine de Judée" par Hadrien (an 135), après l'écrasement d'une dernière révolte de Juifs.
[3] Le motif du paradigme a eu des avantages nets dans l'histoire de l'épisté­mo­logie des sciences de notre siècle: d'une part, il a permis de dé­pas­ser les con­ceptions autour des seuls énoncés théoriques et de leurs vé­rifica­tions, en ac­cordant la primauté au contexte, d'autre part il a étendu cette no­tion de con­texte aux instruments, aux murs des laboratoires, aux manuels de formations des scientifiques, à leurs stratégies (scientifiques et autres) dans les choix des problèmes, et ainsi de suite. Mais il l'a délimité aussi très vite: en opposant trop les paradigmes se succédant, en n'accordant pas d'attention aux ques­tions du contexte civilisationnel et philosophique, comme le faisait à la même époque M. Foucault, par exem­ple. Je l'utilise ici, à un stade d'introduc­tion, où ma stratégie est d'attirer le lecteur à pour­suivre une lecture de quel­ques centaines de pages, mais il sera facile de s'aviser que ce que je propose­rai voudrait déborder ces limi­tes paradigma­tiques.
[4] On peut lire aussi de celui-ci Introduction à l'Ancien Testament, Cerf, 1989, manuel qui généralise à l'ensemble de l'A.T. les questions de la nou­velle ap­proche du Pentateuque. J’ai écrit ce texte entre 1992 et 1995.
[5] Ce qui est aussi le cas du récit résumé Égypte-Palestine par Jephté en Jg 11,15-27 et de 2 R 17,7-23 (alliance et loi mais de par les prophètes, pas de Moïse); voir encore Os 2,17, 11,1, 12,10, Am 2,10, 3,1, 9,7. Les "Credo" que von Rad a tellement prisé comme source de documents sont aussi révéla­teurs: Dt 6,20-24 et 26,6-9 ignorent les Patriarches, que Jos 24,2-13 consi­dère. Le lec­teur peut mesurer le scandale: demandez à vos amis qui con­naissent un peu la Bible quels sont, parmi ces 'personnages' et 'événements' bibliques, ceux qui leur semblent les plus significatifs.
[6] Il semble que les '12 tribus' soient une construction tardive: Lévi, sans territoire et avec l'exclusif des fonctions sacerdotales, est assez impensable comme 'originaire'; des deux autres fils de Léa, Siméon disparaît assez vite ab­sorbé par Juda, Ruben, de l'autre côté de la Mer Morte, zone plus insta­ble, ne survécut pas longtemps non plus; de ces quatre premiers fils de Ja­cob, Juda est très nettement le principal. Des deux fils de Rachel, Joseph a bien sûr le beau rôle, ses deux fils, Ephraim et Manassé, occupant la ma­jorité du royaume du Nord; Benjamin est entre les deux royaumes, avec un territoire réduit mais à grande importance stratégique (l'essentiel des ba­tailles de Josué le concer­nent). Des autres tribus, Gad est à l'est du Jourdain, en instabilité comme Ru­ben, toutes les autres ont des petits territoires au Nord, en Galilée, et sont à peine nommées dans Samuel et Rois (voir note à 4.3).
[7] F. Belo, Lecture matérialiste de l'évangile de Marc, récit, pratique, idéo­lo­gie, Cerf, 1974, pp.63-92 (ce livre a été traduit en espagnol, anglais et al­le­mand).
[8] "Aucune théorie sociologique ne nous dit d'emblée ce qu'est la société, [...] ayant longtemps laissé cette tâche aux philosophes. Les théories des sociolo­gues ne deviennent précises et opératoires que lorsque l'idée de so­ciété est associée à un adjectif: 'moderne', 'industrielle, 'capitaliste'..." (F. Dubet et D. Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous?, Seuil, 1998, p. 21). Les sociolo­gues classiques opposaient société moderne à communauté, dont s'occupaient les ethnologues; caractérisée par le changement et le progrès, il serait inadmissible de la définir par la reproduction même des usages au-delà de la mort des générations (2. 5, 3. 20). La littérature an­thropo­logique récente de­vient, semble-t-il, beaucoup plus proche des essais des chap. 3 et 4 autour de la notion de béné(malé)diction; au chap. 11, je tâ­cherai de suggérer comment l’Europe a inventé la passage (révolutionnaire) des sociétés tradition­nelles à maisons aux sociétés modernes à insti­tu­tions et familles.
[9] N. Gottwald, The Hebrew Bible - A socio-literary introduction, 1985, Fila­delfia (dont j'utilise une version brésilienne), fait exception, car il est un exégète qui a recours à une conception (un peu marxiste) de société (il me cite, d'ailleurs, mais sans en profiter, si je peux dire); j'ai beaucoup ap­pris chez lui, mais il reste dans le paradigme de la théorie des 4 sources. Voir plus loin, note à 4.7.
[10] L'obscurantisme consistera en ceci que l'on ne pose pas ces indigènes comme des humains-comme-nous, leur différence étant pensée comme une sorte de sous-humanité, infantilisée par rapport à la raison europé­enne: quand il arrive qu'on les compare à des enfants qui ne sont point encore ar­rivés au stade de la raison (occidentale), on feint d'ignorer qu'il y a aussi des enfants et des adultes dans ces sociétés-là. Je pense que cet obscurantisme est en effet une incapacité de comprendre, y compris nos sociétés à nous.
[11] Je suis par règle la version de la Bible de Jérusalem (B.J.), tout en signa­lant celle de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) quand je la retiendrai.



La Terre n'est pas universelle, elle est du côté de Babel
1. L'affirmation peut paraître bizarre, elle l'est sans doute pour les astronomes. 'Universel' veut dire ce qui vaut dans n'impor­te quel contexte, de façon (presque) autonome par rap­port à lui. Or la terre, en tant que planète, n'est qu'un astre parmi beaucoup d'autres, la principale différence tenant à ce que c'est tou­jours à partir de la terre que les autres sont vus, mesurés, calcu­lés, connus; or ceci fait de la terre une exception, une singularité, l'inverse d'une uni­versa­lité. Ce n'est point de la planète qu'il est ici question. Même pas de celle dont s'occupent les géologues, les météorologistes, les biologistes, les écologistes, qui en font un 'objet' d'étude. La Terre ici serait plutôt du côté du 'sujet', s'il y en avait. Mais la terre de ces disciplines frappe par son immense variété ou diversité, océans et mers, îles et continents, climats très froids, très chauds ou entre les deux, secs ou humides, très luxuriants en flore et en faune ou dé­serts, et ainsi de suite. Par exemple, la diversité des sociétés humai­nes, qui relève aussi de celle de leurs territoires, où elles sont, en quelque sorte, une faune qui a gagné sur les autres. Les différen­ces entre les socié­tés des humains sont aussi celles entre leurs géo­logies, leurs mé­téorologies, leurs biologies, disons entre leurs diffé­rents contextes d'habitation. L'universalité se posant par rapport aux contextes, elle ne se pose pas pour la Terre, car celle-ci est la diversité même de contextes. La Terre n'est pas universelle, au contraire. Si le mot existait, on dirait qu'elle est 'diver­selle', qu'elle joue au divertissement de sa diversité.

2. La Terre (la nature, la physis grecque, l'Être heideggérien, voir 8. 32) qui nous intéresse ici n'est cependant pas qu'un con­texte d'habitation, elle est plus qu'un territoire, elle est excès, bé­nédic­tion, fécondité de ce qui naît et, dans le temps, croît, meurt. Es­sayons d'éviter à propos d'elle le concept philosophique mo­derne de cause, et surtout son déterminisme, essayons de le remplacer par celui de dons multiples dans un jeu (donc des rè­gles et de l'aléatoi­re): voyons des exemples. Si je fais un bouillon de légu­mes, sans y mettre du sel ou en y mettant trop, je peux savoir que le sel est la cause des saveurs qui vont du fade au salé. Mais par contre je ne peux dire des divers légumes, eau, sel, huile, casserole, art du cui­sinier, chaleur, que chacun est 'cause' de la saveur d'ensemble du bouillon, laquelle justement est donnée par tous ces composants, venus d'endroits bien diffé­rents, leur mise ensemble relevant d'un événement aléatoire. Ou encore, si l'on apprend le Notre Père à un gosse, ou un poème, et que le gosse les répète par cœur, on peut parler de cause et effet dans cet ap­prentissage. Mais l'apprentissage de la parole du même gosse, venu de gens différents, de façon très aléatoire et ayant comme résultat qu'il n'imite pas les autres mais parle de lui-même, ce qu'il veut dire avec des mots de tout le monde, qui ne sont donc pas à lui, là il faut parler de dons multi­ples, événe­mentiels, réglés et aléatoi­res. De même le laboratoire scientifique permet de trouver des causes scientifiques, mais dans la réalité hors laboratoire, le jeu aléatoire des 'causes' diverses et hété­ro­gènes[1] oblige de parler de dons (car on dit des données). La Terre donc donne la société qui y habite, elle donne aussi son habi­ta­tion.

La Terre donne des mamifères 

3. Prenons d'abord une es­pèce quelcon­que de mammifères: en tant que donnés par la physis, ils se re­produi­sent. C’est-à-dire qu'un couple d'un mâle et d'une femelle doit en­gendrer des dou­bles, mâ­les et femelles, qui soient d'une part les mêmes (de la même espèce) et qui ne soient pas d'autre part identiques (d'autres in­di­vidus). C’est-à-dire aussi que ces nou­veaux-nés doi­vent être nourris, protégés, et puis doivent apprendre à se nourrir et à se protéger, à habi­ter un territoire écologi­que. Pour ces deux types de re­produc­tion (de l'espèce et de ses in­divi­dus), selon les enseigne­ments de la biolo­gie, la phy­sis-terre joue de la même façon: la mêmeté de l'espèce et de l'ensemble orga­nisé des comportements des indivi­dus est assurée par le pro­gramme gé­nétique. Celui-ci ne peut ce­pendant pas dé­terminer strictement car chaque individu a à agir selon l'aléa­toire des proies à chasser, des fuites pour ne pas être la proie des autres, etc. La mêmeté doit donc composer essentiel­le­ment avec la possibilité d'altération due à l'autre, à l'environnement en général, mais sans y perdre sa mêmeté: le pro­gramme génétique doit régler le jeu du métabolisme (qui cor­res­pond à l'aléatoire de ce qu'on a mangé, des teneurs atmosphé­riques, etc.) et se garder de la trans­formation chimique de ses molécules, se retirer, rester en retrait (dirait Heidegger qu'on pousse ici, de l'être vers l'étant), ce qui se fait par cet admirable mécanisme de la dupli­ca­tion d'une partie de l'ADN en ARN mes­sager, celui-ci opérant la syn­thèse chimique re­quise et se dégra­dant, celui-là gardé le même pour la prochaine fois. Si l'on faisait le trajet rapide par l'anatomie de notre mammifère, il serait facile à voir comment tout y est orienté pour assurer le mé­tabolisme de chaque cellule: la circula­tion du sang va chez chacune, les appa­reils digestif et respiratoire s'oc­cupent de recharger le sang, les muscles, pattes, cerveau et ses or­ganes de perception, aiguisés par le jeu hormo­nal, doivent réagir sur le territoire pour trouver de quoi manger, boire, respi­rer, ou fuir.
4. Le jeu de l'altération, soit dans la sexualité, soit dans la nourriture, est donc structurel à la reproduction du même: ce que l'on mange, c'est l'autre vivant (animal ou végétal) qui devient soi; ceci étant vrai dès la première cellule, c'est dire que chaque animal vivant est 'fait', substantiellement si l'on veut, d'autres vivants d'autres espèces. La physis-Terre est donc nécessairement mé­lange d'espè­ces dans le même territoire, chacune cependant ne se repro­duisant qu'entre ses individus. Ce que s'appelle ici Terre, c'est ces mouve­ments incessants de donner le mouvement comme vie-et-mort[2], le mot 'don' disant que la Terre donne - de façon multiple, à partir de ce qui vient de plusieurs endroits - chaque espèce sans causalité stricte, nécessaire (en escomptant essentiellement qu'il y a de l'aléatoire)[3]. Quoi qu'il en soit de ses lacunes, la théorie de l'évo­lution suppose que cha­que espèce vient d'autre espèce (soit, 'à l'origine', de la non-vie). Il y aura donc des ‘sauts’, l'immense dif­fé­rence des espèces témoignant du caractère non-déterministe de ces ‘sauts’ (mutations, selon les biologistes), de leur immotiva­tion. Mais qu'il n'y ait pas de cause déterminante, n'implique pas qu'il n'y ait pas un 'quelque chose' - qui n'est pas une 'chose', pas 'une' non plus - donnant le mou­ve­ment, motivant (le mot vient du la­tin motus, mouvement), ce que j'appelle Terre[4], y incluant au­tant la vie que l'inorganique. Le don (au pluriel), c'est cette moti­va­tion non-causale d'un immotivé, du même altéré, de l'aléa­toire au cœur de la répéti­tion.

La Terre donne les sociétés humaines
5. Voici maintenant le pari impossible: comment parler de cela pour les sociétés humaines, comment dire leur rapport à la Terre qui les donne? Une société, on y reviendra (3. 20), ce sont les usages qu'une population dans une territoire, dans une ‘terre’ (en portu­gais, au sens de ‘pays’), se transmet de génération en génération: d'ancêtres en descendants, elle se re­produit dans ses usages (et leurs altérations respectives). J'es­sayerai donc de main­tenir le motif de la reproduction, dont le nom grec est mimêsis[5]. Dans ce qui con­cerne la reproduction se­xuelle, ce qui est très frap­pant quand on tient compte de la grande leçon de Lévi-Strauss - l'interdit de l'in­ceste, c'est l'exo­gamie -, c'est que les humains ne font société qu'en renforçant très nettement le jeu biologique de l'altération du même: la mère doit venir d'une autre filière généti­que. Elle importe avec elle des usages qui sont plus ou moins 'au­tres', ces alliances ayant juste­ment comme but de maintenir la mê­meté des ancêtres élargie à un nombre plus ou moins grande de maisons, et donc aussi de laisser jouer à cette mêmeté une certaine marge d'altération, de ne pas laisser se fermer trop le même de la mimêsis. Ce qui dans les so­ciétés dites traditionnelles va de pair avec une vraie ob­session avec la répétition des usages hérités comme condition stricte de leur bénédiction, c'est-à-dire, de l'abon­dance et santé de leurs enfants, moissons et bétail, de leur richesse, de leur repro­duction. Cette ré­pétition implique aussi du retrait: ce­lui du sexe entre des consan­guins (interdit de l'inceste) pour son 'altération' dans le mariage, on l'a vu, retrait aussi (autrement) des ancêtres comme monde sacré[6] qui assure la bénédiction. La garde de cette mêmeté impliquera aussi une frontière endoga­mi­que des mariages, par rapport à d'au­tres sociétés, et l'on verra les Pro­phè­tes hébreux jouer cette carte endogamique (comme Esdras l'a compris), et un aussi semblable souci athénien dès Solon et Péri­clès. D'autres socié­tés, comme les Romains, en auront moins, ce souci d'un ratta­che­ment si strict à la fois à leur terre et à leurs ancêtres. Ne peut-on voir une tendance à une semblable réparti­tion aujourd'hui, par exemple entre l'Alle­magne et le Japon d'un part, les États-Unis de l'autre?
6. C'est quoi, des usages? Des façons économiques d'habiter sa ‘terre’, en tenant compte autant des ressources qu'elle offre à culti­ver que des obstacles posés. Chasse, pêche, agriculture, cuisine, mé­decine, façons de bâtir, etc., tous les usages que l'on répète sont des façons de prendre de la Terre et contre la Terre à la fois. De lier tout ce qui fait l'habitation écologique, en résistant à la dissémina­tion, à la 'loi de la jungle' qui menace cette même habitation. Chaque des­cription ethnographique d'une so­ciété don­née montre assez com­ment ses usages sont essentiellement liés à la ‘terre’ habitée, au sens qu'on en donne ici[7]. Chaque maison envie sa voisine, on le sait: elle se reproduit donc et sem­blable aux autres maisons (enviées) et marquée par des différen­ces qui puissent la rendre enviable à son tour. Il faut donc la protéger dans le geste même qui la livre aux envies des autres. Et la même chose se passe au dedans de la maison pour ses enfants qui grandissent: le jeu de leurs envies (par rapport à leurs pa­rents, aux autres frères et sœurs, aux voisins, etc.) est justement ce qui d'une part assure la mêmeté (l'envie, c’est de l'imitation) et d'autre part pousse à l'altération (puisque il faut que l'on soit aussi en­vié). Et comme ce que l'on imite, ce que l'on apprend, ce sont des usages, des façons de faire, de répéter, cha­cun de nous est les usages de notre tribu et leur altération singulière qui est notre talent en tant qu'usa­ger: ce qui fait notre ressemblan­ce et no­tre diffé­rence par rap­port à ceux de chez nous. De notre famille, vil­lage, région, na­tion[8].

La Terre donne le langage
7. Parmi ces usages, le langage a un rôle de mimêsis par rap­port aux autres, car il peut les dire, les faire faire par ce dire, sans pourtant les suppléer, les remplacer. Il faut aller même jus­qu'à dire que le langage n'est que la mimêsis des 'autres' usa­ges d'une socié­té, la condition même de leur mimêsis. Par exem­ple, si je fais un potage de carottes, je reproduis les potages de ca­rottes de la tradi­tion culinaire portugaise, mon potage est la mimê­sis, la répétition altérée de milliers d'autres potages de ca­rottes. La re­cette, écrite ou orale, de ce potage, d’une part guide la séquence des gestes qui le font, d’autre part le reproduit (la re­cette comme mimêsis d'un au­tre usage), permet sa transmission de génération en généra­tion. Il­lustrons ici le motif de la non séparation dont on s'occupera plus tard. On ne peut pas séparer la pensée de la re­cette (ses con­cepts, sa syntaxe) des mots qui la disent, comme l'on peut vérifier facilement en la 'pensant' en deux langues différen­tes: d'une part, la pensée ne se confond pas avec le discours, elle reste approxi­mativement la même dans deux discours tota­lement différents pour les mots utili­sés; d'autre part, elle ne peut pas être 'pensée' hors d'une langue. D'un autre côté en­core, le dis­cours-pensée de la recette ne se sépare pas des gestes réels du cuisinier qui est en train de la mettre en pratique, chaque sé­quence du récit ne pou­vant pas ne pas accom­pagner le geste res­pectif, même s'il n'y pense pas explicitement: il ne peut faire au­cun geste s'il ne ‘con­naît’ pas la recette. Cependant il va de soi qu'ils ne coïncident pas, les mots et les choses, la recette ne tue pas la faim; mais puisqu'on peut en­seigner la recette seule­ment par ses mots, sans besoin d'exempli­fication, il faut bien que les gestes et les matériaux aillent avec les mots les disant.
8. Le langage n'est donc que la mimêsis des 'autres' usa­ges, mais il l'est d'une façon qui oblige à élargir le sens habituel d'usage, au-delà de l'utilitarisme. Car le langage est aussi le pays des fantai­sies, des peurs et des monstres, de la pos­sibilité de ra­conter les rê­ves, le pays de la poésie, du 'réel' et de la 'fiction', de la vérité et du mensonge, et ainsi de suite, en bref de la possibi­lité d'altérer les usages. Mais il est aussi un usage, il se reproduit, essayons de préci­ser briève­ment comment cette reproduction se joue du même et de l'altération. Il y faut du retrait aussi: des cris ou d'autres sons élé­mentaires produits par les gorges humaines, et qui ne vont pas, de façon utile pour les savoir distinguer, au-delà de quelques di­zaines (voyelles, conson­nes, diphtongues, comme on dit). Ces sons sont re­tirés du procès de signification ou de désig­nation pour devenir des pho­nèmes qui, à l'instar des lettres de l'alphabet, n'ont point de sens, ne sont image de rien, n'ont pas de motivation mimétique, et peuvent donc en conséquence contri­buer à constituer des milliers de mots qui pourront avoir du sens, de la signification, qui pour­ront désigner des gens, des objets, des gestes, etc. Les mots ne pourront cependant pas désigner des usages, pas tous seuls en tout cas. Car pour raconter, pour faire des récits plus ou moins longs (des my­thes, des recettes de cuisi­ne), il faut des diffé­rents types de règles de liai­son entre les mots (syntaxiques, mor­phologiques, sémanti­ques, des intonations, dis­positifs narratifs divers, etc.) qui permet­tent que les mots, répé­tés strictement d'eux-mêmes, gagnent des sens qui changent de façon économi­que selon les contextes utilisés: c'est l'altération du même que l'on appelle polysémie[9]. La voix d'un chacun, c'est aussi une al­tération du même langagier. En effet, selon Saus­sure, les sons ne font pas partie de la langue, puisque chaque voix prononce des sons empirique­ment différents de ceux pronon­cés par d'autres voix. Ce qui reste le même, ce qui se ré­pète en cha­que manière singulière de pro­noncer, ce sont les dif­fé­rences so­no­res, chaque voix en étant une altération. C’est-à-dire qu'ici aussi, dans la question de la voix comme façon d'être en­gagé dans le jeu de la langue de sa tribu, comme dans celle de la poly­sémie, stricte­ment réglée par le sys­tème de la langue, on trouve la mi­mêsis ou reproduction comme enjeu de parlants dif­férents, ca­pables de s'en­tendre dans la même langue, mais n'étant pas obli­gés de dire tou­jours le même discours, car ils changent selon les aléatoi­res des si­tuations qui appellent à parler ou à écouter[10]. Il faut même pousser plus loin et dire que ce jeu du langage permet autant de dire que de cacher des choses, la sin­cérité comme le mensonge, permet des par­cours de traverse comme le droit chemin de M. Tout le Monde.

Don: immotivation et au-delà
9. Les langues sont arbitraires; ou, pour éviter le sens de ca­price que ce mot a aussi, elles sont immotivées. Et c'est juste­ment le 'saut' (§ 4) de leur mimêsis qui les rend telles. Immotivées par rap­port à quoi? À tout qui peut motiver ou inci­ter ou servir à parler. À ce qu'on veut dire (personne, objet, geste, désir, affect, usage, ré­cit...), à la gorge-poumons qui disent et à leurs sons, au cerveau qui garde la mémoire de la langue, aux ancêtres qui ont parlé avant, aux usages sociaux, à la Terre aussi. À tout ceci la langue est liée intrinsèque­ment, car elle n'est que la possibilité de doubler les usa­ges humains par des discours qui en parlent, qui font venir avec eux ce dont ils parlent, mais qui ne se con­fondent jamais avec ce dont ils parlent. Sans doute, les langues sont sus­cep­tibles de migra­tion, puisqu'elles sont des usages so­ciaux et des populations peu­vent migrer, le font parfois, l'ont fait souvent, comme nos ancêtres indo-européens. Peuvent aussi être apprises par d'autres, dans des phénomènes de bilinguisme au­jourd'hui très fréquents. Et même subsister, fort alté­rées, dans les sociétés où elles se sont greffées et 'mourir' dans cel­les d'origine, comme il est arrivé au latin. Sans doute: c'est parce qu'elles sont immoti­vées (on emprunt aussi des usages). C'est le jeu même/altéra­tion et son immotivation par rap­port à ce qui le donne qui le permet. Et pourtant, elles sont don de la Terre et n'ont de sens que dans son rapport intrinsèque à l'habi­tation hu­maine. Ce qu'il est diffi­cile, me semble-t-il, de comprendre dans cette question de l'im­motivation[11] dans le rapport entre socié­té (usages, cul­ture, tech­nique) et terre ou nature, c'est que, au lieu de penser ce rap­port comme séparation entre les deux et auto­nomie récipro­que, comme la philosophie occidentale l'a fait, il faut com­prendre ce rapport immotivé (sans déterminisme, donc) comme in­dissoluble, indis­so­ciable. Une société appar­tient de part en part à la Terre-physis qui l'a donnée. Une société humaine n'est que l'une des fa­çons que la Terre, là bas, a trouvé de conti­nuer son évolution, sa reproduc­tion. La métaphore du 'saut', que j'ai empruntée à Hei­degger, dit l'écart, l'altération, mais risque de cacher qu'il s'agit de l'altération du même (qui saute), qui ne peut subsis­ter qu'en se re­produisant en tant que même, comme j'ai essayé de le sug­gérer pour les mam­mifè­res, les usages d'habitation et le lan­gage. Le 'saut' pense la rup­ture, pas le don, ce qu'il y a de con­ti­nuité dans celui-ci, qui fait que le donateur continue dans le donné, mais en retrait. Une société, c'est la Terre, dans sa diver­sité fort étonnante. Cela est pensé ex­pressément par le motif derridien du supplément. Que la société humaine supplée une nature-société primate (disons pour faire bref), implique l'immotivation, car la nature-société primate se re­produisait sans aucun besoin du supplément. Mais une fois sup­pléée, elle ne peut plus se repro­duire sans le supplément, ce­lui-ci réorganise de fond en comble tout ce qui a été suppléé: par exem­ple, la cuisine hu­maine (carnivore et utilisant le feu) a sup­pléé la nourriture her­bivore des primates. C'est pourquoi il fau­drait dire maintenant la nature-société humaine, comme il avait été dit pour les primates, mais c'est ce que la tradition philoso­phique occidentale semble rendre difficile à nos oreilles. Nous comprenons mieux le 'saut', sans doute. Que ce saut soit le don du même-Terre, cela im­plique que celle-ci donne ce qui la dépasse, ce qui se double et re­double (les retraits) dans des complexités qui amènent la Terre au-delà de ce qu'elle pouvait jusque lors: ce qui pousse est aussi tiré en avant par le poussé[12].

Babel, châtiment ou splendeur?
10. Donc, une société, c'est de la Terre, dans sa diversité fort étonnante, une nature-société. Sans cette diversité il serait inexpli­cable le grand scandale du langage humain: n'ayant de sens que comme lien de reproduction et communication des hu­mains d'une commu­nauté donnée, il est l'obstacle quasi absolu à la communica­tion entre des humains de communautés éloignées les unes des au­tres. De même que la Terre donne à chaque espèce la reproduc­tion seulement entre des individus mâle et femelle de cette es­pèce, de même, semble-t-il, donne-t-elle les langues en chaque société. Or, la Bible a exprimé ce scandale, dans le mythe de Babel, comme un châtiment: il est probable que ceux qui rê­vent d'unifier la planète par le commerce et par toute sorte d'échanges pensent de même. Car dans le vieux récit biblique, c'était déjà la te­chnique qui unissait les humains pour bâtir une tour très grande, jusqu'au ciel, et c'était Dieu qui était visé comme leur 'adversaire'. Il y a eu dans l'histoire occidentale deux répon­ses à Babel: l'une a été celle de la Pentecôte, le message divin - du monothéisme à venir - devant faire l'unité des humains par-des­sus leurs langues; l'autre est celle d'au­jourd'hui, où c'est la tech­nique qui se prête à faire l'unité des hu­mains en dessous de leurs langues.
11. Mais pourquoi, de quel point de vue, Babel est-elle châ­ti­ment, scandale, obstacle? Du point de vue mono-théiste, celui aussi de la raison uni-versaliste: le grec 'mono' et le latin 'uni' di­sent ici l'unité de ce qui est élevé, Dieu, Esprit, Raison, là d'où justement on peut avoir un point de vue sur la Terre. Tandis que chez celle-ci, il y a des milliards de points de vue pour regarder la diversité de son jeu, son divertissement, la jubilation ou la tra­gédie de sa proliféra­tion féconde à elle, la splen­deur de Terre-Babel. À chaque fois, en chaque société-terre, l'espoir constant de bénédictions, l'attention vigilante sur les ma­lédictions. C'est ce que l'on va essayer d'appro­cher dans la très vieille maison d'Is­raël, telle que les traditions de sa Bible en té­moignent d'avant son écriture elle-même. En nous ap­puyant aussi, cela va de soi, sur la connaissance d'autres 'maisons' plus proches de nous, sur l'an­th­ropologie de Lévi-Strauss, en nous laissant guider par des mo­tifs heideggériens et derridiens: que peut-on restituer de la mai­son d'un Israélite de l'époque de David et Salomon, de ses usages et espoirs? Et ensuite, que peut-on savoir de cet en­semble mo­nar­chique, du jeu réciproque entre ses rois et ses prophètes?



[1] C’est justement à cause de ce jeu qu’il faut des laboratoires pour faire de la science.
[2] Je laisse de côté la question du non-vivant, pour ne pas trop compli­quer.
[3] Évidence aveugle: les espèces sexuées, végétales et animales, produisent une infinité de cellules mâles et femelles pour qu’un pair réussisse ici et un autre là.
[4] En plus des motifs heideggériens, j'essaie de répéter ici de mon mieux l' de Derrida, de façon accessible.
[5] Ce motif, souvent traduit par imitation, implique essentiellement le même et l'altération. Avant la querelle du réalisme-ou-pas, une peinture ou une poésie 'reproduisent' la réalité en l'inscrivant 'autrement' dans une toile, un parchemin ou une scène de théâtre.
[6] Religion vient du latin relegere, relire scrupuleusement (Gaffiot), sans doute les rubriques des rituels sacrés qu'il faut répéter avec scrupule (voir 3.10), ce qui suppose donc que le mot est postérieur à l'écriture de ces ri­tuels. Benveniste (Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, Minuit, 1969, pp. 267-273) remarque que 'religion' ("scrupule à l'égard du culte, se faisant un cas de conscience des rites") reste "dans toutes les langues occi­dentales, le mot unique et constant" (p. 267) et donne plu­sieurs arguments en faveur de la tradition de Cicéron (relegere), contre celle de Lactance et Ter­tullien (religare), une interpré­tation selon lui chrétienne et historiquement fausse (dans la logique de ce texte, ce serait une interprétation qui présuppo­se la séparation entre Dieu et (tous) les hommes accomplie, une reliaison en­tre Lui et eux s'établissant ensuite). Voir aussi Derrida, "Foi et savoir: les deux sources de la 'religion' aux limi­tes de la simple rai­son", in Derrida et Vattimo, La religion, Seuil, 1996, pp. 47sv.
[7] J.-L. Vullierme, Le concept de sys­tème politique, P.U.F., 1989, essai de science des systèmes, critique les théories européennes de la société depuis Hob­bes, pour revenir à Aristote; toutefois, il refuse, avec M. Mauss et con­tre M. Weber, que le territoi­re soit essen­tiel à une société, avec l'argument no­tamment des socié­tés "fondamentalement dispersées" et des no­mades (p.134), comme s'il n'était pas essentiel à une société de recevoir sa nourri­ture d'un territoire, fût-il changeant: ce sera ici l'un des enjeux de la no­tion de béné­diction; d'autre part, dans la discussion du con­cept d'autonomie comme défi­nissant la société, il ig­nore tout le temps la pa­renté et leurs 'maisons', il parle toujours d' "individus" (pp. 159-176).
[8] Ma voix, par exemple. Je parle la langue portugaise, avec l'accent de mon pays et ses tournures régionales, voire celles de ma classe sociale, de mon milieu professionnel: par là je suis identifiable dans mes appartenan­ces so­ciales. Mais d'autre part le timbre de ma voix est empiriquement dif­férent de ceux de chez moi, mes proches l'identifient au téléphone.
[9] Qui n'est pas à confondre avec l'homonymie, où les sens sont étrangers entre eux, il s'agit donc de deux mots différents. Dans la polysémie, le sens du même mot connaît une variation, mais sans que l'on puisse l'isoler comme un autre sens. Ni non plus définir 'un' sens dans le contexte d'un usage comme 'premier' par rapport à autres usages. Car ces sens ne sont que des différen­ces entre les mots en contextes autres, Saussure l'a bien montré.
[10] Ce que mon cher maître Barthes, dans sa leçon hélas! célèbre, n’aura pas compris: le ‘déterminisme’ occidental lui a fait un coup.
[11] Sans doute, l'immotivation n'est point la même pour les usages quoti­diens d'habitation et pour le langage comme mimêsis des autres usages. Je peux manger des mets étrangers (et même les apprécier beaucoup) en mangeant avec des gens dont je ne comprends pas la langue, que des ges­tes. Ces usages sont ainsi plus susceptibles de mise-en-commun avec des étrangers.
[12] C'est quelque chose que l'entropie à la Prigogine permet de penser. Deux exemples simples: l’œuf, la semence, ont un programme génétique d’adultes, les sociétés proposent aussi des usages et cultures d’adultes à ses enfants.